Le président Sarkozy a confirmé, à Kaboul, le retrait progressif de nos troupes stationnées en Afghanistan. Le général Jean Fleury, ancien chef d’état-major de l’armée de l’Air, décrypte, pour Gil Mihaely et Isabelle Marchandier, les enjeux stratégiques de ce conflit.
Gil Mihaely : Pauvre, dépourvu de pétrole et réputé pour être un cimetière des armées, l’Afghanistan n’est pas de prime abord un pays très attractif. Pourquoi, depuis des décennies, les grandes puissances mondiales s’y aventurent-elles ?
Ce sont les attentats du 11 septembre 2001 qui ont brutalement placé l’Afghanistan sous le feu des projecteurs. Le monde entier a alors découvert ce pays à travers les camps terroristes mis en place par les taliban. Mais pour comprendre la situation dans le pays, il faut se replacer dans le contexte de la Guerre froide lorsque les deux grandes puissances, États-Unis et Union soviétique, s’affrontent par Tiers Monde interposé.
L’arrivée des communistes au pouvoir en Afghanistan en 1978 soulève l’inquiétude des Américains et les amène à soutenir les mouvements de rébellion. Cette assistance s’amplifie lorsque, fin 1979, l’URSS envahit le pays. Tous les chefs de guerre sont alors aidés et armés par l’intermédiaire du Pakistan. Mais ce que veut Islamabad, c’est la mise en place à Kaboul d’un gouvernement qui lui soit favorable et qui lui assure la profondeur stratégique dont il a besoin face à son ennemi perpétuel, l’Inde. L’Arabie Saoudite participe financièrement à l’aide aux insurgés et envoie des instructeurs, dont un certain Ben Laden.
L’Afghanistan est ainsi devenu un des terrains où URSS et Etats-Unis s’affrontent indirectement mais vigoureusement.
GM. Vous sous-entendez que Ben Laden et Al-Qaïda n’étaient pas les seuls à vouloir le Djihad, autrement dit que le projet d’une révolution islamiste mondiale aurait d’abord été celui des taliban… encouragés par l’Amérique et le Pakistan.
Les crimes de l’Armée rouge ont entraîné la fuite de milliers d’Afghans vers les camps de réfugiés du Pakistan. Le gouvernement pakistanais y a encouragé l’ouverture d’écoles coraniques gratuites – les « médersas » – notamment financées par l’Arabie Saoudite, où de jeunes réfugiés afghans sont devenus des étudiants en religion, adeptes d’une lecture simpliste, littérale et guerrière du Coran. Ceux-ci reçoivent alors l’aide des services secrets pakistanais pour la conquête de l’Afghanistan.
Après que les taliban aient pris le contrôle du pays en 1996, Ben Laden, qui a rompu avec l’Arabie Saoudite en 1991, se rapproche d’eux et devient leur hôte mais il n’est qu’un allié en vue d’un djihad mondial.
GM. À ce moment-là, Ben Laden est-il encore un allié des Américains ?
Non, lorsque Ben Laden arrive en 1996 en Afghanistan il est déjà fortement soupçonné d’attentats anti-Américains et fait l’objet d’un mandat d’arrêt saoudien. En août 1998, la série d’attentats perpétrés sous sa direction contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie attire l’attention de l’opinion publique internationale sur l’Afghanistan et provoque la condamnation de ce pays par le conseil de sécurité de l’ONU.
GM. On peut ironiser sur cette ancienne alliance ou s’en indigner. Mais après le 11 septembre, était-il illégitime de vouloir mettre Ben Laden hors d’état de nuire ?
Il n’y avait pas que Ben Laden comme terroriste. L’Occident a voulu aller tuer les poseurs de bombes dans leur nid pour éviter qu’ils n’aillent semer la terreur et la désolation dans les autres pays. De fait, la chute du régime taliban était une opération de salubrité publique. Mais si elle était une condition nécessaire à la reconstruction d’un pays ravagé par trente années de conflit, elle ne pouvait suffire à établir un État afghan structuré et sécurisé. Très vite après la chute des taliban, leur retour en force est devenu le principal danger. De fait, si nous sommes allés en Afghanistan pour combattre la menace terroriste, nous y sommes restés pour empêcher son retour.
IM. Plus de deux mois après l’opération à Abbottabad, quelle est l’importance stratégique d’élimination du fondateur et leader d’al Qaïda sur la situation en Afghanistan ?
Cette opération a eu peu de conséquences sur la situation militaire en Afghanistan où la rébellion est conduite par les taliban et leurs alliés intérieurs, les chefs de guerre, comme Haqqani ou Hekmatyar. Au Pakistan, elle a été ressentie par les « hôtes » taliban pakistanais comme une injure à leur domination.
En revanche, le fait que « justice soit faite » change la donne aux États-Unis : l’opinion américaine peut accepter que des négociations soient officiellement ouvertes avec les taliban « dits modérés », puis que le premier coupable des attentats du World Trade center a été puni. C’est une nouvelle page qui s’ouvre.
GM. Revenons un peu en arrière. Lorsque les taliban sont arrivés au pouvoir en 1996, ils ont dû gérer le quotidien du pouvoir alors que Ben Laden et Al Qaïda cherchaient à réaliser la révolution islamiste internationale. N’y avait-il pas conflit entre leurs intérêts respectifs ?
Au début de leur collaboration, la relation entre Ben Laden et le mollah Omar était bonne et ce dernier ouvrait ses camps d’entraînement aux terroristes du Saoudien. Leurs visions stratégiques n’ont divergé qu’après les attentats du 11 septembre. Le mollah Omar a compris que son intransigeance ne lui apportait rien de bon. Se heurter à la coalition occidentale l’a lui a valu un certain nombre d’échecs difficiles à encaisser. Aussi, à l’occasion de la fête de l’Aïd el-Kebir en novembre 2009, il a laissé entendre qu’il pourrait modérer son extrémisme antioccidental. Dans un livre récent, un autre leader taliban, le mollah Zaeef, grand théologien de l’islam et ancien ambassadeur des taliban au Pakistan, expose lui aussi une vision modérée des relations internationales fondée sur le respect de la vie humaine et le droit de chaque nation à faire respecter son intégrité territoriale.
IM. C’est donc par la négociation politique plutôt que par les armes qu’on sortira du bourbier afghan ?
La modération – toute relative – de certains taliban est un pas en avant significatif. Mais ne nous emballons pas trop. Le mollah Omar a seulement entrouvert la porte des négociations Il s’agit d’éviter à la fois l’angélisme primaire et le pessimisme excessif. Regardons la situation telle qu’elle est, et non telle qu’on voudrait qu’elle soit. Je dis simplement qu’une évolution est potentiellement envisageable. Rien n’est encore certain, sauf l’existence de négociations secrètes. En attendant, l’emploi des armes est indispensable pour protéger la population afghane.
GM. Al-Qaïda est décrite à juste titre comme une structure nébuleuse. En revanche, les taliban sont perçus comme un bloc monolithique alors qu’ils rassemblent des courants très hétérogènes. Le mollah Omar n’est pas le chef d’une organisation pyramidale, ni même d’un parti politique stricto sensu.
Les taliban forment en effet une organisation traversée par de nombreuses tendances, a fortiori depuis qu’ils ont été chassés du pouvoir en Afghanistan. En même temps, ils jouent toujours un rôle important dans le pays, celui d’une sorte de gouvernement fantôme qui s’appuie sur des potentats locaux. Il y a aussi des chefs de guerre comme Haqqani et Hekmatyar qui font la guerre de façon indépendante ou scellent des alliances au gré des circonstances et de leurs intérêts.
GM. Aujourd’hui, pour désigner l’imbrication des questions pakistanaise et afghane, on parle du théâtre « AfPak ». On évoque le double-jeu du Pakistan, surtout depuis la mort de Ben Laden. Mais la frontière qui sépare le Pakistan de l’Afghanistan n’est pas comparable à celle qui sépare la France de l’Allemagne. N’est-ce pas une erreur que de considérer ces deux pays comme des Etats-nations « normaux » ?
Effectivement, la frontière entre les deux pays est totalement artificielle. Elle a été tracée par les Anglais en 1893 et plusieurs millions de Pachtounes se sont retrouvés au Pakistan. L’Afghanistan a revendiqué à plusieurs reprises ces provinces pakistanaises peuplées de Pachtounes, mais s’est heurté à la colère des autorités pakistanaises.
GM. Quelle est la stratégie afghane du Pakistan ?
Elle poursuit des objectifs divergents, sinon carrément opposés. Pour faire face à la menace indienne, Islamabad doit conserver son influence en Afghanistan sans perdre le soutien de Washington. Or, le Pakistan est aujourd’hui déchiré entre le pouvoir civil, l’armée et les services de renseignements, l’ISI. Ces derniers soutiennent et arment les taliban en gardant un œil sur l’Afghanistan. De son côté, le gouvernement pakistanais dépend financièrement de l’aide américaine tout en sachant que l’alliance entre islamistes pakistanais et taliban afghans constitue un danger sérieux. Ceci explique que les autorités actuelles du Pakistan soient plus favorables à Washington que l’armée et les services secrets, mais il leur faut louvoyer, ce qui déplait aux États-Unis.
GM. Quid des autres acteurs impliqués sur le théâtre afghan ?
Le jeu est devenu très compliqué du fait des intérêts contradictoires des uns et des autres. Prenons le cas de la Russie. D’un côté, le Kremlin est favorable à la paix civile et à la stabilité en Afghanistan parce qu’il ne souhaite pas voir les prédicateurs islamistes enflammer les populations des anciennes républiques soviétiques et craint le développement du trafic de drogue dans une Russie déjà rongée par la toxicomanie. D’un autre côté, l’insécurité arrange bien Moscou, puisque le conflit afghan affaiblit Washington et empêche la construction d’un gazoduc qui permettrait d’acheminer le gaz d’Asie centrale via l’Afghanistan en évitant le territoire russe.
GM. Comment jugez-vous la position américaine ?
Pour Washington, l’objectif numéro un est de ramener la paix en Afghanistan et d’y rendre impossible la réinstallation d’un nid de terreur. Il veut donc stabiliser le pays et jeter les bases d’un État. Tâche très difficile… La greffe politique tardive d’un État sur une mosaïque d’ethnies explique la quasi absence d’esprit national afghan. Les Pachtounes, qui sont majoritaires en Afghanistan, sont aussi fort nombreux au Pakistan. Quant aux Tadjiks, second groupe tribal du pays, ils sont également implantés dans les pays voisins : Tadjikistan, Iran, Turkménistan et Ouzbékistan. En l’absence de partis politiques à l’occidentale, l’organisation de ce pays aux deux langues nationales et aux quatorze idiomes régionaux est fondée de fait sur une structure tribale à représentation ethnique. Face à ce redoutable défi, les Américains ont commis les mêmes erreurs qu’en Irak. Après la chute des taliban, la reconstruction du pays a été très mal gérée dans des cadres inadaptés aux traditions locales – la démocratie à l’américaine – et l’absence d’une indispensable sécurité. La Maison Blanche a laissé pourrir la situation et, à partir de 2003, le départ de troupes vers l’Irak a créé un vide. Ni l’armée afghane dont la formation a été lente et laborieuse, ni la police, alors inexistante ou corrompue, n’ont pu empêcher le renforcement des taliban et leur retour.
GM. Comment Obama envisage-t-il la fin du conflit ?
Pour Obama, la pacification du pays est une nécessité économique – la guerre coûte cher – et électoraliste – elle n’est pas populaire. Il doit aussi prendre en compte les enjeux stratégiques : sécuriser l’acheminement du gaz de la mer Caspienne permettrait d’améliorer l’indépendance énergétique des Etats-Unis, chère aux électeurs, et de priver le Kremlin d’un quasi monopole sur les ressources régionales en hydrocarbures. Ce scénario suppose également un apaisement dans les relations indo-pakistanaises. Le problème posé est celui de la compatibilité du calendrier de retrait avec celui de la pacification sur le terrain.
Dans mon livre Le bourbier afghan, j’indique que pour moi 2011 est l’année de la vérité. C’est en effet maintenant que les résultats de la stratégie du général Petraeus consistant à « gagner les cœurs » jointe aux progrès de l’armée afghane peuvent commencer à être visibles. Le transfert progressif aux Afghans des responsabilités du maintien de l’ordre dans certains secteurs devrait en effet permettre de rapatrier quelques GIs. Ce rapatriement ne doit cependant pas donner aux taliban l’espoir d’une victoire. J’aurais préféré une annonce un peu plus tardive mais les contraintes de l’élection présidentielle américaine sont là.
GM. Et l’Iran ?
Double, triple, quadruple jeu ! N’oubliez pas que les Iraniens sont les inventeurs du jeu d’échecs ! L’Iran a toujours voulu exercer une influence sur l’Afghanistan. Le Shah voulait relier les deux pays en construisant des routes et des chemins de fer. Aujourd’hui, l’Iran pousse toujours ses pions pour exercer un minimum de contrôle. Mais comme ceux des Russes et des Pakistanais, les intérêts des Iraniens sont contradictoires.
L’Iran chiite est l’ennemi des taliban ultra-sunnites. Rappelons que sous le régime taliban, le mollah de la mosquée de Mazar-e Sharif prêchait l’élimination physique des chiites, à ses yeux aussi infidèles que les croisés. Mais au-delà de la question strictement religieuse, l’Iran craint que les taliban ne créent de l’instabilité et des désordres dans sa partie orientale, en particulier chez les Baloutches. Les mollahs iraniens sont aussi très sensibles à la détresse de la population chiite afghane et l’ethnie hazara bénéficie régulièrement de leur soutien. Enfin, Téhéran se préoccupe de la production d’opium en Afghanistan en raison des problèmes de toxicomanie de sa population.
Ceci dit, toutes ces bonnes raisons n’empêchent pas l’Iran de soutenir en même temps les taliban pour nuire à l’ennemi américain.
GM. Quelle est la stratégie française ? En avons-nous une ?
La France adhère totalement à la stratégie du général Petraeus : une paix qui passe par la conquête des cœurs. Cette doctrine militaire est d’ailleurs tout à fait conforme aux théories de l’armée française, notamment à celle du lieutenant-colonel Galula dont l’ouvrage, Contre-insurrection : Théorie et pratique, est le livre de chevet du Général Petraeus. Pourtant, Paris, tout en y prenant sa part, pèse relativement peu dans la gestion du théâtre d’opérations afghan : quelque 4 000 hommes, et six chasseurs-bombardiers ; à titre de comparaison, 90 000 GIs sont engagés sur le sol afghan.
GM. Si on ne veut pas s’aliéner toute la population, il faut prendre en compte la question de la drogue…
Absolument. N’oublions pas que l’opium est une ressource très importante, pour les agriculteurs … et les trafiquants. Le producteur a vite fait de comprendre où se trouve son intérêt ; les trafiquants lui prêtent l’argent pour acheter les semences et viennent ensuite chercher la marchandise dont ils assurent la protection des convois. De plus, le pavot se conservant mieux que les cultures vivrières, sa culture s’avère beaucoup plus rentable que l’agriculture traditionnelle. Exiger la destruction des champs de pavot ne sera donc réaliste que quand la sécurité des routes sera assurée par une police suffisamment payée pour ne pas rançonner les paysans portant leur production aux marchés locaux.
GM. Pour gagner les cœurs, il faudrait donc fermer les yeux…
Oui. Détruire les récoltes de pavot reviendrait à jeter les paysans dans les bras des taliban. Les bonnes âmes qui s’offusquent de ce commerce ne comprennent pas que son démantèlement brutal serait véritablement contre-productif. La seule chose à faire, c’est de racheter les récoltes aux producteurs pour les détruire. Cette pratique est courante.
IM. Au-delà de l’opium, cette guerre présente-t-elle d’autres enjeux économiques importants pour les chefs locaux ?
Certainement. Les chefs de guerre veulent conserver leur autorité locale et leur armée privée. La coutume afghane veut que le pouvoir aille au plus riche qui, en contrepartie, distribue vivres et soutiens à la population. S’il n’a pas assez d’argent, un autre prend sa place.
Seulement 20 % de l’aide occidentale à l’Afghanistan parvient au budget de l’Etat. L’autre partie du financement bénéficie aux sociétés occidentales dont certaines payent les taliban pour ne pas être attaquées, aux ONG, mais aussi et surtout aux mercenaires. Ce sont les premiers bénéficiaires de la guerre. Ils sont payés une fortune, désobéissent aux ordres et roulent dans des luxueux 4X4 au mépris d’une population miséreuse. Comment voulez-vous gagner les cœurs dans ces conditions-là ? Avec de tels comportements, on comprend pourquoi certains sont assassinés. Il faut se mettre à la place des Afghans !
GM. Mais justement le général Petraeus a été nommé à la tête de la CIA dont le QG de Lengley se trouve un peu loin de Kaboul. Cela annonce-t-il un changement de cap ?
À mon avis, ce transfert est une catastrophe pour l’Afghanistan ! Il faut des mois de relations constantes pour gagner la confiance du président Karzaï. Je ne comprends pas la décision d’Obama et j’espère qu’elle n’implique pas un changement de stratégie qui mettrait la France – et les États-Unis – dans une situation difficile.
GM. Et au-delà du théâtre afghan, la France a-t-elle une vision régionale, une stratégie « AfPak »?
Je pense que Paris tente d’améliorer les relations conflictuelles entre l’Inde et le Pakistan en les incitant à trouver une solution au Cachemire. Mais la voix de la France arrive dans leurs capitales en énième position après celles des Etats-Unis, de l’Arabie Saoudite et d’autres pays.
GM. La décision française d’accompagner la sortie américaine d’Afghanistan et de diminuer son contingent est donc logique ?
Je n’aime pas le terme « accompagner ». Je préfère parler de retrait simultané. Si la situation s’améliore – j’espère en effet que le président Obama a des informations encourageantes sur la situation sur le terrain comme sur les négociations en cours – il n’y a aucune raison qu’à la suite de transferts de responsabilité aux Afghans des secteurs dont nous avions la charge, nous ne ramenions pas des soldats. Comme vient de le dire le Président Sarkozy, l’objectif est un retrait de toutes nos forces combattantes à l’issue du processus de transition prévue en 2014, mission accomplie. La condition, pour atteindre cet objectif est de réussir la pacification de l’Afghanistan.
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