Élisabeth Lévy et Gil Mihaely : Abdelaziz Bouteflika entend rester président de la République algérienne jusqu’en 2014 et propose, pour toute concession, de ne pas briguer un nouveau mandat. Peut-il initier ou accompagner une transition démocratique ? Son premier pas − la fin de l’état d’urgence − ne s’applique pas à la capitale, Alger, placée sous état de siège. S’agit-il d’une manœuvre ?
Saïd Sadi : Remarquez que la concession qui consiste à renoncer à la présidence à vie qu’il s’était octroyée en 2009 ressemble étrangement au recul tactique tenté par Ben Ali et Moubarak quand ils ont compris que les menaces ne prenaient plus. Le scénario est invariable : menaces, simulacre d’écoute, promesse de réformes, renoncement à une nouvelle candidature puis sacrifice de seconds couteaux avant l’effondrement. Bouteflika est sans doute un peu rassuré : aussi est-il passé à la deuxième étape. Pour le reste, le pouvoir algérien louvoie, comme tous les régimes autocratiques agonisants et affaiblis par une contestation chronique − plus de 9700 émeutes en 2010. On lève l’état d’urgence mais on maintient l’état de siège sur la capitale, qui est la ville la plus sécurisée du pays, pour empêcher les manifestations. Le samedi 26 février, nous avons eu en face de nous 10 000 policiers de plus que les trois semaines précédentes. La télévision et la radio sont toujours aussi vulgaires. S’agissant de l’accompagnement d’une phase de transition, je me dois de dire que, malheureusement, Bouteflika, associé à trois putschs depuis 1962, est disqualifié pour une telle mission. La seule sincérité que l’on puisse lui reconnaître − et qu’il revendique, d’ailleurs −, c’est qu’il croit plus au despotisme qu’à la démocratie et qu’il connaît des sujets, pas des citoyens.
ÉL : Quelles sont vos exigences minimales ?[access capability= »lire_inedits »]
SS : Nous vivons une impasse historique. Maintenant que le pouvoir a épuisé toutes les manœuvres possibles, nous devons en sortir au moindre coût. L’idée d’une transition aussi courte que possible pilotée par des personnalités indépendantes qui s’interdiraient de prendre part aux compétions suivantes recueille un large consensus. La question des aménagements internes est politiquement dépassée. Pour être plus concret, la dissolution du DRS (les services spéciaux algériens), qui contrôlent tout et ne répondent de rien, et leur placement sous tutelle du pouvoir politique sont l’alpha et l’oméga de la crise algérienne. Il faudra aussi procéder à un audit sur la façon dont ont été gérées les ressources du pays, faute de quoi nous pourrions connaître des jacqueries ouvrant la voie à toutes les aventures. Le malheur algérien s’enracine dans une crise de confiance telle que, sans signes forts d’une réelle volonté de restaurer le sens de l’intérêt général, nous risquons de basculer dans le chaos. À la fin de cette phase transitoire, il faudra bien aller vers des élections sous surveillance internationale massive et qualifiée.
ÉL : Pouvez-vous préciser ? Êtes-vous plutôt sur la ligne de Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs, qui demande des élections législatives et municipales anticipées, ou sur celle de l’ex-AIS (Armée islamique du salut) de Madani Mezrag, qui pense qu’il faut commencer par réviser la Constitution ?
SS : La Constituante est une revendication qui remonte à 1962, alors cessons de mettre les islamistes à toutes les sauces et de juger toute proposition à l’aune d’un alignement avec les islamistes ou d’une compromission avec les militaires. Le climat politique permettait-il aux Algériens de débattre en toute sérénité pour élaborer une Constitution garantissant les libertés ? C’est seulement aujourd’hui que cette possibilité apparaît. Quant à organiser des élections avec l’administration actuelle, autant redemander clairement sa part dans les quotas de sièges distribués par les services spéciaux qui manipulent les élections depuis l’indépendance.
ÉL : La Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) a d’ailleurs éclaté en deux tendances. Quelles sont les raisons de la scission ? Quelles conséquences aura-t-elle pour l’avenir du mouvement ?
SS : Sur la trentaine d’organisations que comptait la CNCD, cinq ont décidé de répondre favorablement à l’invitation d’un vieux notable du FLN qui proposait de trouver une issue à la crise en élargissant le pouvoir à de nouveaux clans, quitte à sacrifier Bouteflika. Cela aurait signifié que le système restait en place. Or, notre objectif est de changer de système, pas de nous faire une place dans le circuit clientéliste. Je crois donc que les défections ont permis une salutaire décantation.
ÉL :Pensez-vous que le régime pourrait aujourd’hui mener une répression aussi féroce que dans les années 1980 et 1990 sans s’aliéner le soutien de l’Europe ?
SS : Tout est possible, car les intérêts en jeu et les malversations commises sont bien plus importants que ceux qu’on commence à découvrir en Tunisie, en Égypte et, probablement demain, en Libye. S’agissant de la complicité dont a bénéficié le pouvoir algérien de la part des Occidentaux, elle est heureusement beaucoup moins active aujourd’hui. Notons que les Américains ont été les premiers à rompre avec l’exception algérienne qui interdisait tout commentaire sur les agissements du régime.
ÉL : Dans ces conditions, et alors que Bouteflika mise sur l’usure du mouvement, comment pouvez-vous mobiliser sans tomber dans le piège de la violence ?
SS : Nous devons éviter deux pièges. D’abord, ne pas favoriser ou accompagner des émeutes comme celles de janvier, en grande partie suscitées par le pouvoir d’ailleurs. Par ailleurs, résister aux manœuvres visant à faire dériver la contestation en affrontements claniques. Si le pouvoir joue l’usure, nous tablons sur la durée. Nous devons faire preuve de détermination sans céder à la précipitation ou à la provocation.
ÉL :Comment expliquez-vous que les manifestations ne prennent pas vraiment ? La peur de la répression n’est pas un motif suffisant : en 1980, 1988, 1991, la peur était là. Et les Tunisiens, les Égyptiens, les Libyens avaient aussi d’excellentes raisons d’avoir peur. Ne croyez-vous pas que l’opposition a un problème de crédibilité ?
SS : L’opposition n’a pas un problème de crédibilité mais de visibilité. Cela fait bientôt huit ans que je n’ai pas pu dire un mot à la radio ou à la télévision algérienne en dehors des « fenêtres » électorales. Mais sans le travail quotidien de proximité de l’opposition, les jeunes Algériens seraient encore soumis aux tentations extrémistes. Pour ce qui est de la faiblesse relative de la contestation en Algérie face à la puissance des soulèvements en Tunisie, en Égypte et en Lybie, elle a une explication paradoxale : la contestation est presque permanente depuis 1980 et, après le paroxysme de violence des années 1990, les fureurs se sont diluées dans des revendications catégorielles. Il faudra un peu de temps pour ressouder toutes ces énergies. De plus, le pouvoir algérien dispose d’une cagnotte de 155 milliards de dollars, ce qui lui donne une marge que n’avaient pas ses voisins. Bouteflika tente d’éteindre les innombrables foyers de tensions en déversant de l’argent public sur tous les secteurs de la société. Cela peut ralentir la dynamique du changement. Mais le rejet est peut-être plus profond encore en Algérie car les citoyens savent que le désastre vécu par la population, notamment par la jeunesse, ne doit rien à un manque de ressources et tout à leur accaparement.
ÉL : En 1991, après la victoire du Front islamique du salut (FIS) au premier tour des législatives, vous avez approuvé l’interruption des élections et fait alliance avec le pouvoir. Et quand on cite votre nom devant des Algériens à Paris, beaucoup rappellent spontanément cet épisode. Aujourd’hui, tout le monde explique que l’alternative islamistes/militaires était une fausse alternative brandie par les régimes pour obtenir le soutien de l’Occident. Entre les barbus et les militaires, regrettez-vous, en ce cas, d’avoir choisi les seconds ? Et si on se réjouit, aujourd’hui, de voir des régimes corrompus chassés par la rue, ne fallait-il pas accepter qu’ils soient balayés par les urnes, même par des islamistes ?
SS : Il est toujours facile de jouer le destin d’un peuple à la roulette russe quand on est installé avec sa famille en France ou en Suisse. Ce qui s’est passé en 1991 n’est pas comparable aux soulèvements authentiquement populaires d’aujourd’hui. La victoire du FIS, c’était le résultat des manœuvres du régime qui, pour détruire les forces démocratiques, avait, classiquement, tenté d’instrumentaliser le courant islamiste, lui livrant l’École, le commerce et, dans une certaine mesure, les médias. En 1991, l’échec de ses intrigues nous a explosé à la figure à tous. Car les apprentis-sorciers ont été débordés par leur jeu, manquant d’entraîner la nation dans leur sillage. Reste maintenant à décoder cette petite propagande qui suggère qu’en Algérie, celui est contre l’extrémisme religieux est automatiquement avec les militaires, même si ces derniers l’ont arrêté et torturé à plusieurs reprises. Pourquoi ne dirait-on pas de de Gaulle qu’il était stalinien puisqu’il a combattu, dans la Résistance, avec des communistes ? Il y a quelque chose de trivialement raciste (je ne suis pourtant pas amateur de facilités tiers-mondistes) dans cet aveuglement qui dénie par principe le droit à l’Algérien d’exister en tant qu’acteur politique autonome. Dans le meilleur des cas, le démocrate non franchisé par Paris ne peut être qu’un supplétif de militaires.
ÉL : Là, vous charriez ! Qui a dénié aux Algériens le droit d’être des acteurs politiques autonomes : ceux qui étaient pour que l’on respecte le résultat des urnes ou ceux qui demandaient qu’on l’ignore ? Vous semblez en effet oublier un léger détail : c’était peut-être fâcheux, mais le FIS avait gagné les élections !
SS : Nul ne conteste cela. Mais remporter une élection ne donne pas le droit de décréter que l’individu non-conforme à la norme du vainqueur doit disparaître. Or, dans l’exaltation de l’époque, c’était bien de cela dont il s’agissait. L’islamisme algérien était un élan de colère sans consistance idéologique. En l’absence de clergé à l’iranienne, il était difficile de décrypter ses orientations et de deviner ses intentions. L’Algérie aurait pu sortir de l’Histoire.
Je vais vous dire une chose qui va à rebrousse-poil de toutes les thèses serinées par la presse de gauche pendant des années. Sans l’irruption de la société civile, particulièrement vigoureuse à l’époque, une bonne partie de l’armée algérienne était prête à négocier avec les islamistes pourvu que ses intérêts fussent préservés. Aujourd’hui, et après les événements que l’on sait, le courant islamiste a considérablement mûri. Au passage, l’un des mérites de la CNCD est justement d’avoir su fédérer des tendances différentes voire franchement opposées.
ÉL : Mais en 1999, après l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, votre parti accepte de participer au gouvernement. Pourquoi et sur quelles bases ? Et rétrospectivement, était-ce une erreur?
SS : Quand Bouteflika est revenu aux affaires après en avoir été éloigné pendant vingt ans, il a assuré à tous ses interlocuteurs avoir pris acte des errements d’un pouvoir qu’il avait longtemps exercé. Il semblait déterminé à changer les pratiques. Pour ma part, j’attendais de voir du concret sur les réformes de l’École, de l’État, de la justice, du statut de la femme. Quand il a installé des commissions sur tous ces sujets, nous avons pensé que peut-être… Nous avons décidé de participer au gouvernement mais, malgré son insistance, j’ai refusé d’y aller personnellement, pour me donner le temps de tester sa volonté. Après dix mois, il a fallu se rendre à l’évidence : le système était bloqué. Et mon parti a quitté le gouvernement. Rétrospectivement, fallait-il accepter cette proposition ? Très clairement, oui. Nous avions longuement débattu et beaucoup consulté : j’ai rencontré 43 ambassadeurs. Refuser revenait à s’installer dans le rôle d’opposant professionnel. En termes de pédagogie politique, c’était la première fois qu’un parti algérien accédait au gouvernement après un débat public et en sortait pour désaccord. Je vous rappelle que tous les partis algériens sans exception ont, à un moment ou un autre et d’une façon ou d’une autre, participé au gouvernement. Certains l’ont fait de manière transparente en respectant leurs principes, d’autres s’y sont abîmés de façon honteuse avant d’en être exclus.
ÉL : Votre parti, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), est né au moment du « Printemps berbère » et n’a jamais réussi à sortir de cet ancrage kabyle. En supposant que le régime finisse par tomber, y a-t-il un risque de partition du pays sur des bases ethniques ?
SS : Encore un cliché plus ou moins malicieusement entretenu. Malgré les fraudes brejnéviennes, nous avons pu gagner des mairies dans tout le pays. Il y a deux semaines, le maire d’une commune du Sud-Ouest à majorité RCD (Béni-Abbès, située à plus de 1200 kilomètres de la Kabylie) a été destitué par le ministre de l’Intérieur en violation de toutes les lois car il refusait de se renier et de rallier le FLN. Un épisode comparable avait eu lieu il y a quelques mois à Berriane, une grande ville du Sahara central. Il est vrai néanmoins que le pouvoir algérien a tout fait pour nous ghettoïser. En vain. Le tribalisme est dans les têtes des dirigeants, pas dans celles des citoyens. Savez-vous que les treize ministères les plus importants sont aujourd’hui occupés par des membres de la tribu du président Bouteflika ? En réalité, c’est le statu quo qui crée un risque d’implosion. Née en réaction à la violence coloniale, la conscience nationale est fragile et le régionalisme exacerbé entretenu par le pouvoir a aggravé les fractures souterraines. Dans cet État déliquescent, la tentation du repli, sur des bases régionales plutôt qu’ethniques, est générale.
ÉL : Le régime est-il un bloc homogène ou y a-t-il en son sein des divergences dont vous pourriez jouer ? Et quel est l’état d’esprit de la troupe ? Peut-on imaginer un retournement de l’armée ou d’une partie d’entre elle ?
SS : Le régime est à l’évidence usé, miné, divisé. À l’intérieur des institutions, des femmes et des hommes sont scandalisés par la prédation qu’ils observent en toute impuissance. D’autres sont mécontents parce qu’ils n’ont pas obtenu leur part de la rente ou la promotion à laquelle ils s’attendaient. Enfin, la situation régionale aggrave l’appréhension des uns, tempère le zèle des autres et amplifie le malaise d’un pouvoir qui ne parvient même plus à mobiliser ses clientèles. On peut supposer que l’armée n’échappe pas à ce malaise, pour des raisons générationnelles autant que politiques. Lors des affrontements avec les troupes anti-émeute, nous sommes nombreux à avoir vu des jeunes recrues pleurer quand elles recevaient l’ordre de charger.
L’un des premiers effets du changement en Tunisie a été de précipiter des milliers de Tunisiens vers l’Italie, comme si la première des libertés était de pouvoir partir, alors même que l’avenir semble s’ouvrir chez eux. Faut-il en conclure que ce n’est pas d’abord à la liberté qu’aspirent les peuples révoltés mais à la sécurité économique et à une vie matérielle meilleure − ce qui serait d’ailleurs parfaitement légitime ?
Nous voulons les deux, mon capitaine ! En Tunisie, on sent la fureur de vivre des jeunes qui ne peuvent et ne veulent pas comprendre que le destin individuel n’est jamais aussi bien assuré que lorsqu’il est adossé à une épopée collective. D’autres fuient par peur, car après vingt-trois ans de dictature, beaucoup redoutent d’avoir à répondre de leurs compromissions. Enfin, le renversement du régime a mécaniquement perturbé les structures de contrôle aux frontières, ce qui a amplifié une tendance chronique à l’exode. Il faudra nécessairement un peu de temps pour que les vrais débats s’engagent et que les perspectives porteuses d’espoir soient clairement formulées et audibles.
ÉL : On reproche beaucoup à la France, à tort selon nous, de ne pas affronter son passé, notamment colonial. Mais le problème n’est-il pas bien plus sérieux en Algérie ou une histoire officielle et fantasmatique a fait disparaître la vérité historique ? Le jour où Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb concourt à l’Oscar du meilleur film étranger, quelles répercussions auraient, selon vous, la fin de l’État-FLN sur la question de la mémoire franco-algérienne ?
SS : La question est mal posée. Votre rapport à votre mémoire est un problème franco-français. Mais si on me demande mon avis en tant qu’ami du peuple français, j’oserai quand même dire qu’il y a dans votre histoire des périodes un peu plus valorisantes que la « colonisation positive » à revendiquer. Pour sa part, le pouvoir algérien torture, encore aujourd’hui, et manipule la Guerre de libération pour faire oublier ses turpitudes. Cela dit, entre les chimères de l’Algérie française et la révolution cristalline que tout le monde nous envie, il doit y avoir place pour une relation adulte, sincère et apaisée entre l’Algérie et la France.
ÉL : Vous connaissez la blague: « Papa, la colonisation a duré cent trente ans. Et l’indépendance, ça va durer combien de temps ? » Vous est-il arrivé de penser qu’après tout, une Algérie française qui aurait forcément évolué vers la démocratie aurait été préférable à l’Algérie indépendante ?
SS : La colonisation n’aurait pas « forcément » évolué vers la démocratie. Il n’y a pas d’exemple où cela s’est passé ainsi, du moins quand colonisateurs et colonisés étaient de religions et de cultures différentes. Le phénomène colonial n’a jamais été conçu pour libérer ou émanciper un peuple. Quand quelques progrès ont pu atteindre l’indigène, ce fut accidentel, tardif et périphérique. Pour ma génération, qui a subi la colonisation dans son enfance, elle était synonyme d’occupation d’un pays, d’asservissement d’un peuple et de spoliation de ses richesses. Quand à savoir ce que nous avons fait de notre libération, c’est une autre affaire. Des jeunes un peu fous se sont sacrifiés pour donner à leur peuple « un Etat démocratique et social garantissant la primauté du politique sur le militaire ». La mission historique de ma génération est de mener ce projet à son terme.[/access]
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