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Chez Lubitsch, le léger, c’est du lourd


Chez Lubitsch, le léger, c’est du lourd

Vous voulez torturer un cinéphile ? Demandez lui quel est, de To be or not to be ou de Haute Pègre, de The Shop around the corner ou de Sérénade à trois, son Lubitsch préféré. Du 25 août au 10 octobre, les adeptes du prince de la comédie seront nombreux à se poser la question impossible, puisque la cinémathèque reprend la rétrospective intégrale qui lui a été consacrée cet été au festival de Locarno. Ça ne rate jamais: chaque film d’Ernst Lubitsch est un concentré d’audace et un précipité de style. Au-delà de l’humour en nœud papillon, il y a une élégance insaisissable et parfaitement comique, que la critique s’emploie à définir depuis des lustres: la fameuse Lubitsch touch.

Une déconcertante légèreté

Peut-être est-ce Truffaut qui a trouvé la meilleure formule, quand il s’exclamait, en bon spectateur gourmand: « Dans le gruyère Lubitsch, chaque trou est génial ». Comprendre: ce qui fait le sel de tous ces films, ce n’est pas ce qu’on voit, mais ce qu’on ne voit pas. Si Lubitsch excelle à nous parler du rapport amoureux, ce n’est pas en suggérant l’étreinte, mais en filmant des portes qui se ferment, des aiguilles qui tournent et des amants qui chantonnent. Un art consommé de l’ellipse, de l’ironie et de l’understatement que le cinéaste est arrivé à transformer en langage naturellement cinématographique.
L’inimitable style d’Ernst Lubitsch lui a permis de tout aborder avec la même aisance. Il donne une profondeur inattendue à des intrigues de vaudeville : Illusions perdues (1941) est une variation hilarante sur le mariage et l’adultère où c’est le cinéaste qui fait tout le monde cocu. Et The Shop around the corner (1940) a toujours l’air bien plus récent que le remake avec Meg Ryan et Tom Hanks en 1998 qui a terriblement mal vieilli.

À l’inverse, Lubitsch sait user d’une déconcertante légèreté quant il s’agit histoires de guerre ou de diplomatie, sujets pourtant plutôt osés pour des comédies.
Le célébrissime To be or not to be (1942) met en scène une troupe de théâtre polonaise jouant une pièce sur Hitler alors que l’Allemagne est en train d’envahir la Pologne. Vous imaginez d’ici les quiproquos qui en découlent: les uniformes nazis prennent des allures de costumes de carnaval, les affaires d’espionnage deviennent affaires de déguisements et l’improbable sosie d’Hitler prononce un génial « Heil myself ! » en réponse aux « Heil Hitler ! ».
Quand Lubitsch ne renvoie pas le décorum totalitaire à sa propre bouffonnerie, il sait opposer, par exemple dans Ninotchka (1939), opposer à la grisaille ascétique du dogme soviétique une vision fantaisiste et hédoniste de la vie occidentale. Et quelle meilleure manière de le faire que de nous laisser entendre, derrière une porte, les exclamations de plus en plus bruyantes des émissaires soviétiques voyant les plats arriver?

Du fantasque au fantastique

Si les portes ont une telle importance dans le cinéma de Lubitsch, c’est que ses films ont besoin de décors compartimentés: ils sont comme des maisons dont les pièces fermées finissent par communiquer entre elles mais sur le mode de la porte qui claque justement, c’est-à-dire du malentendu. L’illusion comique version Lubitsch consiste à utiliser toutes les nuances possibles de l’implicite dans une perpétuelle complicité avec le public – une sorte d’ironie comique, comme il y a une ironie tragique. C’est à nouveau Truffaut qui le dit: « Pas de Lubitsch sans public mais, attention, le public n’est pas en plus, il est avec. Il fait partie du film. »
Comme dans toute bonne maison, on trouve des domestiques dans le cinéma de Lubitsch. Ils ont leur étage, ils vivent un autre monde et pourtant ils sont un peu comme le cinéaste, à nous montrer ce qui se passe en écoutant à travers ces fameuses portes. Cette délicieuse impression de tout vivre à l’envers du décor – et à l’envers du common sense – est notamment celle de la sémillante Cluny Brown dans La Folle Ingénue (1946). Du fantasque de cet avant-dernier film on passera au fantastique, avec La Dame au manteau d’hermine (1948), son dernier film – tellement son dernier film qu’il est mort avant de l’avoir terminé, laissant la main à Otto Preminger. Lubitsch y construit un millefeuille baroque entre le réel, le rêve, le flashback historique et le merveilleux.
Les horloges, montres et pendules, emblématiques de tous les silences si éloquents du cinéaste font, pour cette ultime comédie, un bruit à réveiller les morts.

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Timothée Gérardin est l'auteur du blog cinéphile <a href="http://fenetressurcour.blogspot.com">Fenêtres sur cour.</a>

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